Argument
Les liens du sang en tant qu’élément crucial, issu de l’ordre patriarcal, ont soutenu, pendant des siècles, la structure de la famille. La continuité de la famille a été assurée à travers, entre autres, la transmission des richesses matérielles par voie de succession et, au niveau symbolique, par la transmission de la langue maternelle, du nom patronymique, le respect de nombreux rituels. Toute entorse à l’ordre « traditionnel », par exemple la venue d’un enfant illégitime ou une mésalliance, provoquait, certes, l’indignation et l’ostracisme de la part de l’entourage, mais la famille se serrait les coudes pour redorer son blason et retrouver l’approbation sociale. Pour ne pas rester en marge d’une communauté, on y trouvait des parades, par exemple, en dissimulant la transgression ou en éliminant l’élément ayant terni l’image de la famille « décente ». Il n’était pas rare que cet élément soit un enfant appelé bâtard, qui était placé dans une institution ou même mis à mort.
Or, la première moitié du 20e siècle, marque le début de la crise de l’ordre patriarcal. Ce phénomène n’échappe pas à J. Lacan qui, dans son texte de 1938 intitulé Les complexes familiaux dans la formation de l’individu, anticipe le déclin ou la crise de la fonction paternelle. Le système familial existant se disloque peu à peu à tel point que, dans les années 60, portée par la vague de rébellion des jeunes contre l’ordre établi, perce l’idée de la famille communautaire. Cette idée hippie se révèle être une utopie et connaît rapidement un échec. C’est aussi le moment pour Lacan, en 1969, de s’appuyer sur cet échec et développer une réflexion sur les phénomènes qui s’opèrent au sein de la structure de la famille moderne (Note sur l’enfant). Le processus de déconstruction de la famille traditionnelle se poursuit en engendrant toujours de nouveaux phénomènes. Désormais, couples de compagnons, famille monoparentales ou familles recomposées sont monnaie courante.
Il semble donc fondé de se demander autour de quoi se construit aujourd’hui la famille. Qu’est-ce qui « fait famille » ? Le texte La famille un état des lieux (2020) de Maryse Roy, psychanalyste qui participera au colloque, peut servir d’inspiration pour élaboration de réponses à ces questions. L’auteure présente des concepts clés pour appréhender la famille dans la perspective de la psychanalyse lacanienne, qui peuvent donner une orientation précieuse à nos débats.
I. La contraction de l’institution familiale
Le modèle de la famille multigénérationnelle a été réduit à la famille nucléaire. M. Roy rappelle la réflexion de Lacan qui notait que ce fait n’avait en rien simplifié les phénomènes qui se déroulaient au sein de la famille. Au contraire, plus le nombre de personnes est réduit, plus la structure familiale est complexe. Eric Laurent, cité par M. Roy dans son texte, soutient que c’est surtout les familles monoparentales qui laissent voir toute cette complexité. Dans son texte Institution du fantasme, fantasmes de l’institution (publié dans « Les Feuillets du Courtil », n° 4) il propose d’appréhender une telle famille comme une famille holophrastique ; en effet, l’holophrase peut « nous faire apercevoir ce qu’est la condensation de fonctions complexes en un seul élément qui peut avoir l’air simple […]. Et M. Roy conclure : « Là où il n’y a plus de famille, elle subsiste malgré tout ; c’est la famille à un tout seul. » Ce qui signifie pour les praticiens, ou du moins pour les psychanalystes d’orientation lacanienne, qu’il faut se garder de toute universalisation et considérer chaque famille, et aussi chaque membre de celle-ci selon le principe un par un.
II. Selon Lacan, c’est l’enfant qui fait la famille
M. Roy ajoute le développement de E. Laurent : « il n’y a pas d’enfant sans institution, il y a la famille ou ce qui vient à la place ». La famille contemporaine, pas nécessairement dans une relation formalisée, a de nombreuses façons de créer un substitut à la place de la famille. Cela a des répercussions juridiques, éthiques et économiques pour les membres respectifs de celle-ci, mais aussi pour les institutions chargées de sa protection.
III. La famille est le principal parce que le premier lieu de transmission de la culture par la langue maternelle
Parler à travers la langue permet à l’enfant de se constituer comme sujet dans « la relation à un désir qui ne soit pas anonyme », comme le souligne M. Roy en suivant Lacan de la Note sur l’enfant. Cette transmission de nature symbolique qui prévaut dans la première phase du développement/socialisation, n’est pas réductible et a pour but « la première éducation, la répression des instincts, l’acquisition de la langue justement nommée maternelle ». Lacan, dans ce qu’on appelle son dernier enseignement, donne à la famille une fonction régulatrice et non pas fortuite vis-à-vis de la jouissance, qui conduit à la castration.
IV. Traiter la famille comme un reste, comme un résidu
« La famille comme reste, objet a produit par l’histoire » - reprend M. Roy dans le sillon de Lacan qui, dans La note sur l’enfant, aborde la fonction résiduelle, le résidu de la famille. Les fondements de la famille ainsi entendue sont troués parce qu’ils ont été broyés par des processus culturels qui n’ont rien à voir avec la nature, avec l’instinct. La fonction paternelle est érodée, non pas parce qu’elle dérive de l’instinct, mais parce que l’homme parle, parce qu’il a le langage. Sur quoi repose donc une telle famille résiduelle ? D’une part, comme le rappelle M. Roy après Lacan, la famille comme résidu s’appuie sur les fonctions « de la mère : en tant que ses soins portent la marque d’un intérêt particularisé, le fût-il par la voie de ses propres manques. La voie du manque, ce n’est pas celle de l’idéal, pas de mère idéale, mais une mère qui ouvre la voie au désir particularisé pour l’enfant ». Le soutien à la famille résiduelle est également apporté par le père, mais à une condition essentielle selon Lacan : « en tant que son nom est le vecteur d’une incarnation de la Loi dans le désir ». La voie du désir est préservée chez le père ce qui permet que la loi ne soit pas une loi folle, une loi réduite à un idéal. Le père humanise le désir. La fonction de la paternité est qualifiée d’heureuse parce qu’elle « réalise […] une médiation entre, d’une part, les exigences abstraites de l’ordre, le désir anonyme du discours universel et, d’autre part, ce qui s’ensuit pour l’enfant du particulier du désir de la mère. » (J-A. Miller, L’enfant et l’objet, La petite Girafe).
V. La structuration de la famille moderne à partir de l’objet a
Lacan a remis en question l’idéal de la famille fondée sur le manque dans l’Autre, ce qui lui a permis d’élaborer la place de l’objet a et de le qualifier de libéré. Dans la perspective lacanienne, c’est le clou du drame familial (Lacan, Le Séminaire, XVI, D’un Autre à l’autre). Lorsque la famille manque de la structure de la métaphore paternelle et de la valeur phallique de l’enfant, l’enfant peut prendre la place de l’objet a. Il peut aussi devenir l’objet de la mère. Ce qui est aussi important c’est « la façon dont l’enfant est l’objet de jouissance de la famille, pas seulement de la mère, mais de la famille ». (E. Laurent, Les nouvelles inscriptions de la souffrance de l’enfant, La petite Girafe, n° 24).
Dans le cadre du 14e colloque de la série « Psychanalyse - Psychothérapie - Critique culturelle » ces thématiques seront développées et approfondies. D’ores et déjà, elles ont fait naître les premières questions qui peuvent servir d’orientation pour élaborer une réponse à la question clé « Qu’est-ce qui fait famille ? »
1. Comment la famille apparaît-elle actuellement selon l’ordre patriarcal, en particulier dans les conditions polonaises ? Quels sont les éléments de la famille qui sont le plus souvent ébranlés – dans la mesure que l’on puisse les identifier ?
2. Autour de quoi se structure la famille lorsque la fonction phallique est affaiblie ou disparaît ? Est-ce que quelque chose du mode libidinal peut-il se glisser pour « unifier » l’institution familiale ?
3. Quelles voies symptomatiques l’enfant produit-il lorsqu’il est à la place de l’objet de la mère ou de l’objet de la famille ?
4. Comment vont s’effectuer les voies de transmission de la langue maternelle, surtout lorsque les parents est de nationalité différente ? Comment l’enfant réagit-il à la nouvelle structure familiale ?
5. Quelles fonctions la famille recomposée doit-elle remplir après l’annulation de la famille précédente, pour que l’enfant ait la possibilité de se subjectiver ?
6) Quelles sont les implications pour l’enfant, mais aussi pour ses parents et ses frères et sœurs, lorsque le couple parental est séparé du couple conjugal tout en maintenant la règle conjugo ?
Au nom du Comité scientifique du 14e colloque PPKK
Alina Henzel-Korzeniowska